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orsqu’Antoine Mestre pénétra dans la grange il fut intrigué par des bruissements dans le foin provenant de l’étage : pensant à un rat ou à une fouine il monta très discrètement, sa fourche prête à embrocher l’animal. Arrivé sur le plancher il comprit que ce n’était pas un animal mais deux qui s’agitaient dans le foin… sa femme Jeanne et son ami d’enfance Pierre Julien étaient vraiment très occupés…

Antoine savait garder son sang-froid en général, mais la colère l’envahit brutalement, une bouffée de rage le prit et sa fourche alla se planter directement dans le bas du dos de son ami : malheureusement il avait mésestimé sa force et la fourche atteint tellement bien son but qu’elle transperça le malheureux de part en part. Les cris de Pierre ne durèrent pas très longtemps : il décéda au bout de deux heures dans des souffrances épouvantables ; Jeanne s’était enfuie, le curé était arrivé pour essayer de donner quelques soins, le reste du village était bien sûr au courant et les hommes rentrant des champs commentaient à qui mieux mieux les événements du jour.

 

Le curé prit Antoine avec lui au presbytère pour le soustraire à la curiosité générale et à la vengeance des parents de Pierre : que faire d’un meurtrier ? Par chance le viguier, représentant du seigneur dans le village, s’était absenté pour la journée ce qui laissait un délai de réflexion : s’il avait été là le pauvre Antoine aurait été emmené directement chez le seigneur pour être jugé avec certainement une pendaison à la clef… Mais le curé aimait bien Antoine : ce dernier était un garçon sérieux, travailleur, plein de respect pour l’église et son représentant et même s’il était resté dans son état de métayer, assez réfléchi et intelligent. La mort de Pierre était plus un accident qu’autre chose, Antoine n’était pas réellement coupable de meurtre et il valait certainement mieux le soustraire à la justice seigneuriale…

Le curé réunit donc le conseil du village à qui il exposa ses réflexions : celui-ci se rangea à son avis. On obtint des parents de Pierre de renoncer à la vendetta moyennant un dédommagement financier fourni par la vente des quelques biens d’Antoine ainsi que l’assurance que Jeanne les servirait pendant dix ans ; quand à Antoine, ne pouvant rester au village, le curé lui suggéra fortement de partir en pèlerinage à Rome ou ailleurs expier sa faute, ce qu’il fit sur le champ. Lorsque le viguier revint on lui raconta que Pierre était tombé du fenil et qu’Antoine désespéré de la mort de son meilleur ami avait décidé de prendre le bâton de pèlerin : le viguier eut bien quelques doutes sur la véracité de l’histoire mais l’enquête qu’il mena rapidement ne fit rien apparaître d’autre. La solidarité des villageois était suffisamment forte pour qu’ils ne dénoncent pas Antoine.

Le village d’Antoine se trouvait un peu au nord d’Aix-en-Provence et les choix de pèlerinage étaient nombreux : il pouvait aller à Rome, à Saint-Jacques de Compostelle, accompagner une croisade en Terre Sainte, de toutes manières ses pas le menaient vers la côte et particulièrement en Arles où se rassemblaient de nombreux pélerins. Il aurait pu partir vers l’est et traverser l’Italie mais la situation politique était tellement embrouillée dans la péninsule qu’il n’avait quasiment aucune chance d’atteindre son but, par contre le choix de l’ouest lui laissait le temps de prendre une décision : Arles était le point de convergence des provençaux sur la route de Saint-Jacques, on pouvait également embarquer sur le Rhône pour aller à Rome, enfin le saint Roi Louis avait rassemblé une grande flotte dans le golfe d’Aigues-Mortes pour aller combattre l’infidèle, il pourrait toujours s’engager. Après quatre jours de marche Antoine se retrouva sur les Alyscamps, aux portes de l’ancienne capitale romaine : l’allée des tombeaux faisait toujours beaucoup d’effet sur les visiteurs et les pélerins ; ils y voyaient symbolisées les souffrances du Christ ainsi que le martyr des premiers chrétiens et ce lieu de recueillement était propice à l’exaltation de l’âme. Antoine passa ainsi une semaine à jeûner dans les Alyscamps, se repentant de son geste, réfléchissant à ses projets et cherchant la meilleure manière de donner le repos à l’âme de Pierre ainsi qu’à la sienne. D’autres pélerins fréquentaient également ce lieu et les conversations qu’ils avaient ensemble lui donnèrent quelques indications : le Roi était très malade et la croisade qu’il organisait contre le bey de Tunis risquait de très mal se terminer ; le pèlerinage à Rome quand à lui était très risqué : les navires étaient fréquemment attaqués par les pirates mauresques et leurs occupants emmenés en esclavage quand ce n’étaient pas les capitaines des navires qui vendaient leurs passagers ; par ailleurs si on avait la chance d’arriver les luttes entre factions rivales, entre le Pape et l’Antipape, entre l’Empereur et les autres souverains européens laissaient peu de chances aux malheureux pélerins de revenir sains et saufs. La route de Saint-Jacques était nettement plus sûre même si certaines portions du trajet étaient soumises aux attaques des maures en Espagne ou des brigands dans les Pyrénées ; le trajet en France était relativement sécurisé à condition d’éviter les grandes routes et les conflits entre seigneurs : l’hérésie cathare venait d’être difficilement extirpée mais les barons français amenés par Simon de Montfort peinaient à s’imposer à la population autochtone.

Antoine prit donc la décision de partir pour Saint-Jacques de Compostelle : situé à environ deux mille cinq cents kilomètres il fallait compter une bonne année de marche aller et retour sans compter les divers aléas comme la recherche de la nourriture, le franchissement des montagnes, les intempéries, etc., bref il fallait envisager plutôt deux ans de voyage.

Heureusement il n’était pas seul dans cette situation : il s’aboucha avec un certain Martin Lerouge, chef d’une caravane qui venait de Lyon ayant descendu le Rhône sur une gabare ; grâce à sa force peu commune il se fit embaucher pour pousser les charrois où se tenaient les femmes, les vieillards et les malades. Après une dernière nuit de recueillement et de prières dans la cathédrale Saint-Trophime le convoi s’ébranla en direction de l’ouest en suivant le Petit Rhône : le temps de ce début mars était froid et sec, la vive lumière du matin se réflétait sur l’eau, les arbres dépouillés de leurs feuilles montraient la voie, mais il flottait dans l’air un petit parfum printanier qui rendait tout le monde heureux. Le sol était bien dur aussi le convoi progressait rapidement et on atteignit Saint-Gilles en fin d’après-midi.

 

Déjà pendant son séjour en Arles Antoine avait passé de longues heures en admiration devant le portail de la cathédrale ; ce chef d’œuvre de l’art roman provençal se lisait comme une bande dessinée : on y voyait la vie des prophètes, du Christ, des apôtres, on pouvait imaginer le bonheur du paradis et la misère de l’enfer ; l’expressivité des statues et des divers tableaux formaient un support idéal à l’imagination et à la piété des pélerins. Mais le grand moment était l’entrée dans l’église : de grands futs de pierre serrés les uns contre les autres montent à une hauteur phénoménale, de grandes fenêtres diffusent une lumière irréelle, le chœur semble nimbé d’une grâce divine, Antoine était transporté d’une ferveur fantastique, d’une foi capable de soulever des montagnes, et restait ainsi des heures dans la méditation et la contemplation.

 

Au bout d’un certain temps il essayait d’apercevoir les travaux du cloître en construction mais les palissades érigées par les chanoines interdisaient toute intrusion : une fois ou deux il réussit à discuter avec des ouvriers, simples tâcherons qui s’occupaient de déblayer la terre ou de transporter la chaux et le sable ; il aurait aimé parler avec les maîtres maçons, mais ceux-ci étaient inaccessibles, perdus dans la taille d’une pierre ou la sculpture d’un motif.

Arrivé à Saint-Gilles l’étonnement d’Antoine fut immense : proche du port où s’embarquaient les pélerins s’élevait une immense abbaye dont les bâtiments occupaient une superficie considérable. Pas moins de deux cents moines et cinq cents frères mineurs habitaient ici, exploitant les richesses apportées d’Orient et les vastes plaines alentour ; contrairement aux seigneurs ils ne prélevaient pas de taxes sur les marchandises transitant par le port mais bénéficiaient de la richesse engendrée par ce trafic. La fortune de l’abbaye avait permis de faire appel aux meilleurs tailleurs de pierre de la région et les moines avaient construit une immense église précédée d’un portail d’une splendeur inégalée dans toute la région. La caravane devait rester deux jours à Saint-Gilles, attendant quelques personnes qui devaient se joindre à eux, qu’Antoine mit à profit pour étudier plus en détail le portail et l’abbatiale ; un des éléments les plus extraordinaires de cette église est la vis de l’escalier de la tour droite : de forme hélicoïdale le plafond est en arc de cercle et la taille de la pierre est un chef-d’œuvre que beaucoup de compagnons venaient admirer.

Là aussi les travailleurs étaient nombreux car on construisait également un cloître à Saint-Gilles mais cette fois il eut plus de chance ; dans l’hôtellerie tenue par les moines où logeait la caravane séjournaient également deux personnages hauts en couleur avec lesquels il lia connaissance : le troubadour Urbain Grandpied et le compagnon tailleur de pierre Bourguignon la Fierté. Le premier se déplaçait de château en château, chantant ses chansons d’amour devant les hautes dames, le second était venu à Saint-Gilles voir la vis et retrouver sa méthode de construction. Ils étaient tous deux bien introduits auprès des moines et surtout des maçons travaillant sur le chantier, aussi Antoine profita à plein de leurs connaissances et de leurs relations. Ainsi naquit dans le cœur de cet homme fruste qui n’avait jamais quitté son village, qui n’avait jamais rien appris, le désir de la création, l’envie de mettre le bonheur au cœur des hommes grâce à ses réalisations.

Urbain Grandpied lui montra quelques accords de luth et lui chanta quelques chansons de sa composition : c’était toujours des histoires d’amour un peu mièvres mais en cette époque où les seigneurs étaient rarement des saints leurs dames demandaient autre chose que des chants de bataille et de tueries. Quand à Bourguignon il lui expliqua les rudiments du travail de tailleur de pierre en lui mettant une gouge et un maillet dans les mains : les premiers essais furent plus que ratés mais Antoine se prit au jeu et réussit finalement à fabriquer quelque chose qui ressemblait à un cube…

Le troubadour se dirigeait vers Béziers où le vicomte Raimond Trencavel séjournait : il y avait toujours table ouverte pour les troubadours et même si leurs chansons étaient médiocres on leur laissait leur chance. Bourguignon quand à lui se dirigeait vers Narbonne et la Catalogne où d’autres abbayes étaient en plein essor : Fontfroide, Poblet, Santes Creus essaimaient et défrichaient de vastes régions abandonnées depuis l’époque des invasions barbares, il y avait du travail là bas. Ils se joignirent à la caravane et accompagnèrent Antoine et les pélerins.

 

 

Avec les nouveaux arrivants la compagnie se montait à environ cent-cinquante personnes dont une quarantaine d’hommes valides et armés : ce n’était pas une menace pour les pays qu’ils traversaient, mais une bande de rouliers ou de brigands hésiterait certainement avant de les attaquer. Quand aux seigneurs locaux ils y regarderaient à deux fois avant de les rançonner… On repartit donc de Saint-Gilles vers Vauvert également atteint en une journée tranquille : la route longeait des étangs et on en profita pour améliorer l’ordinaire de quelques poissons vendus par des pêcheurs.

Lorsqu’on arrive à Vauvert le spectacle qui se découvre est absolument fascinant : par beau temps on a devant soi les Cévennes et l’Aigoual, encore couvert de neige, vers le sud les Corbières se découpent à l’horizon, vers le nord le mont Ventoux, le tout encadrant la plaine du Languedoc dont la frange est barrée par la mer… Peu d’endroits laissent une telle impression de grandeur et d’immensité.

 

A Vauvert le convoi s’arrêta à la porte de la ville et ne fut pas autorisé à entrer par les consuls : on s’installa donc sur un terrain bien sec et chacun vaqua à ses occupations. Urbain et Bourguignon discutaient de l’hérésie cathare, Urbain soutenant que ce n’était guère méchant et que la croisade menée par Montfort avait surtout eu un but politique, Bourguignon tenant pour une orthodoxie bon teint, considérant les « parfaits » et les « bonshommes » comme des idéalistes dangereux même si leurs idées étaient spirituellement satisfaisantes. Antoine qui n’avait jamais entendu parler des cathares jusqu’il y a peu écoutait de toutes ses oreilles, demandait quelques éclaircissements, voire ajoutait un commentaire de son cru.

Bourguigon avait commencé à travailler sur un modèle réduit de la vis de Saint-Gilles et en avait tracé une reproduction à la mine de plomb sur un parchemin qui avait déjà été maintes fois lavé et regratté. Ce dessin lui permettait de comprendre mieux l’agencement : sur la base de l’escalier en colimaçon assez classique on avait dû monter des structures en bois se terminant en arc de cercle, ainsi on pouvait tailler précisément les pierres de voute avant de les poser.

La grande difficulté provenait de la forme de chaque pierre : elle devait être trapézoïdale pour former voute et tourner comme l’escalier ; en plus la tolérance entre deux pierres n’excédait pas le millimètre, le mortier ne servant pas à fixer les pierres entre elles mais à boucher les petites fentes… En analysant son dessin il expliquait à Antoine en même temps toutes les difficultés rencontrées : la pierre qui se fendait en deux sous un coup de maillet trop fort, le morceau trop important qui partait d’un coup, les calcaires qui s’effritaient, les erreurs de tracé… Celui-ci se rendait compte de la grande technicité de ce métier et commençait à se décourager, mais Bourguignon parlait aussi des joies : les échafaudages que l’on retirait sans que l’église s’écroule, la pose de la clef de voûte sur laquelle on avait travaillé si longtemps, le chapiteau amoureusement travaillé et poli, et ceci lui remettait du baume au cœur et il se promettait d’y arriver !

Martin Lerouge donna le signal du départ au lever du soleil et on descendit la côte à moitié dans l’ombre pendant que le paysage rosissait lentement : à seulement une heure et demi de marche on rejoignit l’antique voie Domitia sur laquelle les chariots avançaient beaucoup plus vite : on pouvait enfin marcher normalement ! Le village de Baillargues fut atteint plus vite que prévu ce qui permit à Antoine d’admirer la sobriété de son église ; les villageois apprenant qu’un troubadour était présent improvisèrent une fête sur la place et les chansons fusèrent de toutes parts jusqu’à une heure avancée de la nuit.

La journée suivante fut plus éprouvante : la voie était encombrée de piétons, mulets, ânes, chariots et malgré la qualité de la chaussée la progression était laborieuse ; il faut dire que le commerce de la région était particulièrement florissant : les marchandises de l’Orient arrivaient dans les divers ports de la côte et des étangs et repartaient dans toute la France et même plus loin, les produits locaux partaient également de là vers l’Italie, l’Egypte, l’Andalousie.

 

La région était florissante et en pleine expansion : le convoi arriva finalement en vue des murs de Montpellier où l’on ne put pénétrer. Un vaste espace couvert de figuiers au pied d’une colline et traversé par une rivière fournit un gîte passable ; on débâcla les bêtes et nos trois compères partirent à la découverte de la ville.

Celle-ci n’avait pas plus de trois cents ans et les seigneurs avaient eu l’intelligence de se mettre sous la protection du pape : ils échappaient ainsi aux convoitises de leurs voisins plus puissants ; de plus ils avaient donné suffisamment de liberté aux habitants pour attirer de nombreux commerçants, artisans, lettrés : tout ce petit monde avait bâti en un temps très court une ville qui rayonnait sur tout le bassin méditérrannéen. Les écoles de médecine créées par des médecins juifs s’étaient regroupées et le pape avait autorisé la création d’une université où l’on enseignait la médecine, le droit, les arts : des étudiants venaient d’un peu partout et l’ambiance était souvent chaude.

Antoine, Urbain et Bourguignon parcoururent donc les rues de la ville construite sur une colline : de nombreux chantiers étaient en cours financés par les marchands et la ville commençait à déborder de son enceinte. Au détour d’une rue une altercation attira leur attention : un bourgeois et un maçon s’attrapaient par les vétements, s’injuriaient et finirent par en venir aux mains ; Antoine s’interposa en attrapant chacun par le collet et calma tout le monde. Le maçon se dégagea, maugréa quelques mots et partit en tournant le dos à la compagnie ; le bourgeois se tourna vers eux :

- Trois mois de retard, les intempéries qu’il dit, un voleur, Messeigneurs, voilà tout, un voleur de bas étage, en plus il utilise dix fois trop de sable dans son mortier, tout va s’écrouler d’un coup !

- Eh bien, changez de maçon mon brave, embauchez quelqu’un d’autre.

- Impossible, ils ont tous des commandes par dessus la tête, impossible de trouver quelqu’un de disponible avant au moins deux ans ! Trouver des ouvriers ce n’est pas difficile, mais un maître c’est une autre paire de manches.

Laissant là le bonhomme les trois hommes continuèrent leur route, mais une idée commença à germer dans l’esprit d’Antoine : c’était peut-être l’occasion d’apprendre les bases du métier, mais il fallait que Bourguignon accepte de reprendre le chantier… C’était difficile de lui demander cela, ses centres d’intérêt allant plutôt vers les chantiers de construction d’église ou d’abbaye et même vers la statuaire. Mais il était écrit qu’Antoine avait une chance de cocu. De retour au campement Bourguignon se tourna vers lui et dit :

- J’ai une proposition à te faire : je finis le chantier du bourgeois et je te forme ; moi je me fais un pécule qui me permettra de voir venir un bon moment, toi tu apprends le métier, tu seras mon apprenti. Qu’en penses-tu ?

Malgré sa joie Antoine prit un temps de réflexion : il s’était engagé à faire le pèlerinage de Saint-Jacques et moralement il lui était impossible de revenir en arrière ; de plus il était engagé avec Martin Lerouge et ne pouvait se dédire ainsi : ils allèrent lui demander conseil. Martin n’en était pas à son premier voyage, c’était même la troisième fois qu’il guidait des pélerins et il connaissait toutes les difficultés de la route :

De toutes manières nous ne continuons pas vers le sud, nous allons passer par la montagne à l’ouest et il nous faudra à peu près trois-quatre mois pour rejoindre Toulouse : les chemins sont beaucoup plus difficiles mais la route de Narbonne est beaucoup trop dangereuse et chère. Nous passerons le col du Somport vers la fin de l’été avant les grosses pluies et les premières neiges : tu as le temps de finir le chantier et de nous rejoindre en prenant la route directe ; pour ce qui est de ton engagement je trouverai bien quelqu’un pour te remplacer sur cette partie du chemin.

Ainsi tout se réglait dans les meilleures conditions : Antoine solda ses comptes avec Martin, prit son maigre baluchon et accompagna Bourguignon chez le bourgeois. Celui-ci fut trop heureux de l’aubaine et accepta l’offre sans même discuter les conditions de Bourguignon : gîte et couvert assurés pour les deux hommes, paye de cinq sous melgoriens par jour pour le maître, de un sou pour l’apprenti ; en cas de retard pénalité de trois sous par jour, en cas de livraison avant la date prime de trois sous par jour d’avance, la fin du chantier, limité à la construction du gros-œuvre, étant fixée à la Sainte Marie (15 août). Urbain partit de son côté vers Béziers et l’on promit de se revoir très bientôt.

La maison que faisait construire le marchand était située dans une rue en pente orientée vers l’est : les marchandises débarquées au port de Lattes arriveraient ainsi directement de la côte et seraient stockées au rez-de chaussée ; il fallait donc un vaste espace libre avec une hauteur sous voute suffisante pour faire rentrer un chariot ; le premier étage était destiné à la famille du marchand, le deuxième aux domestiques et employés, le grenier devait servir au stockage du grain ainsi qu’au fourrage nécessaire aux bêtes. Celles-ci étaient parquées dans des écuries aux portes de la ville. La maison ne pourrait s’appuyer sur aucune autre, la rue étant de création récente seules deux autres maisons avaient déjà été construites.

 

Tout ceci imposait un certain nombre de contraintes d’ordre technique : jusqu’à maintenant on construisait des voutes en arc de cercle à la manière romaine, mais celles-ci présentaient deux défauts majeurs : la portée était limitée à six mètres sous peine d’avoir un premier étage beaucoup trop haut et le poids de la maison appuyait sur les murs de côté ce qui avait pour effet de faire s’écarter les murs et s’écrouler la maison. Par ailleurs la qualité du mortier laissait souvent à désirer : on avait bel et bien perdu la recette des Romains et à moins de dépenser des fortunes en taille de pierre on ne pouvait espérer une solidité à toute épreuve. Une deuxième solution consistait à monter des murs verticaux, les plafonds étant assurés par des poutres sur lesquelles reposaient les étages supérieurs, mais si cette solution était utilisée en architecture militaire elle ne convenait pas à une maison de ville où le feu pouvait se propager très vite ; par ailleurs le problème de la portée n’était pas résolu pour autant, sans compter le prix du bois : faire couper et transporter des poutres de la taille requise revenait aussi très cher.

Le maçon que Bourguignon et Antoine remplaçaient avait creusé les fondations et monté des murs de cave très épais ; il avait également commencé les murs de côté et un mur central destiné à supporter deux arcades romanes : en fait on se retrouvait avec deux espaces identiques de quatre mètres de large accolés l’un à l’autre, le haut de la voute se trouvant à environ quatre mètres de haut. Bourguignon venait quand à lui du nord de la France et avait participé à divers chantiers où l’on utilisait des techniques plus élaborées : il supprima le mur central qui fut remplacé par quatre piliers de un mètre de haut et cinquante centimètres de diamètre ; les murs de soutien furent ouverts de manière à y incruster quatre piliers également de chaque côté, enfin la voute devait être construite en berceau brisé, chaque nervure partant d’un pilier vers l’autre, formant six carrés au sol. Cette légère amélioration permettait de soulager la pression sur les murs extérieurs tout en montant à une hauteur raisonnable : on montait plus haut qu’avec la voute romane mais la solidité était incomparable ; le travail de taille quand à lui était limité à celle des ogives et des chapiteaux des piliers : il y avait onze ogives identiques dont Antoine fut chargé et onze chapiteaux dont s’occupa Bourguignon.

Bourguignon fit construire des châssis en bois qui permirent d’aller rapidement : ses chapiteaux furent bientôt prèts et la maison monta alors très vite ; le reste de la construction était classique et le gros-oeuvre fut terminé avec quinze jours d’avance. Antoine avait appris les rudiments du métier : il savait tailler à peu près correctement les formes de base, compris les problèmes de poids et de pression, de choix des pierres, savait préparer un plan à peu près correct et diriger les tâcherons. Il manquait encore beaucoup d’expérience mais pouvait commencer à voler de ses propres ailes.

 

Antoine n’avait jamais pris de bateau, aussi décidèrent-ils de se rendre à Béziers de cette manière : le bourgeois avait justement un transport de métaux des Cévennes qui passait par Agde avant de rejoindre Barcelone, ils se joignirent au chargement. Le trajet commençait au port d’utriculaires de Melgueil : on chargeait le métal sur des radeaux soutenus par des outres gonflées d’air que plusieurs hommes pilotaient à l’aide de perches ; on traversait ainsi les étangs jusqu’au port de Lattes où le chargement était transféré sur une lourde nef de commerce. Cette dernière n’était pas très rapide mais était relativement stable, aussi Antoine ne connut pas les affres du mal de mer…

Pendant la traversée de l’étang de Melgueil les gens qui pilotaient le radeau avaient l’air de vrais sauvages : habillés de bric et de broc, souvent avec des peaux cousues entre elles, ils sentaient le poisson à des lieues à la ronde… Sur leur tête était posée une sorte de capuche descendant jusqu’aux reins qui dissimulait leur visage et les protégeait des rayons du soleil ; cette capuche avait certainement d’autres usages qu’Antoine ne souhaitait même pas imaginer… Alors que le radeau raclait sur un fond sablonneux invisible un des nautes, moins fort que les autres, se fit embarquer par sa perche qui s’était plantée dans le fond ; la différence de poussée des deux côtés du radeau fit que ce dernier se mit à tourner sur lui-même et à basculer légèrement ; le chargement commença à bouger et à amplifier le basculement : Antoine comprenant très vite la situation attrapa le malheureux naute qui allait se faire prendre sous le radeau, saisit la perche, donna une vigoureuse poussée dans le sens contraire au tournoiement ce qui permit au radeau de sortir de cette passe difficile. Tout le monde soupira de soulagement, particulièrement le jeune naute inexpérimenté, mais son répit fut de courte durée : un des nautes, d’une taille impressionnante se précipita sur lui en hurlant comme un possédé et lui asséna une claque phénoménale ; le jeune repartit à l’eau sous la violence du coup, à moitié assommé. Antoine s’interposa immédiatement alors que l’autre lui expliquait dans sa langue à moitié incompréhensible que si le chargement tombait à l’eau ils n’auraient pas assez de toute leur vie pour rembourser les dégâts !

Une fois tout le monde un peu calmé les nautes se remirent au travail pendant qu’Antoine se rasseyait dans son coin assez songeur : lorsqu’il avait attrapé le jeune naute il avait senti sous ses mains des protubérances qui laissaient penser que le jeune était plutôt de sexe féminin que masculin… Il essaya de voir son visage sous la capuche mais celle-ci retombait tellement bas qu’il était impossible de rien deviner. Antoine commençait à ressentir une sorte d’émoi qu’il n’avait plus connu depuis son départ du village mais il se dépécha de chasser ces idées, se rappelant douloureusement les conséquences de ses actes passés. Néanmoins lors de l’arrivée au port, faisant semblant de faire une chute il s’accrocha à la cagoule de la jeune fille ce qui eut pour effet de dégager son visage : malgré les cheveux graissés à l’huile de poisson, malgré la crasse qui habitait son visage, malgré les vétements, malgré l’odeur, Antoine tomba immédiatement amoureux de la jeune fille ! Son père qui surveillait le débarquement s’aperçut du manège d’Antoine et se précipita en hurlant sur cette dernière ; Antoine s’excusa platement, la jeune fille remit immédiatement sa capuche, son père hurlant toujours, mais le mal était fait…

Un peu plus tard, une fois embarqué sur la nef, il prit ses renseignements : les nautes étaient en fait des descendants des sarrazins qui avaient longtemps occupé le rivage ; à côté de Lattes il y avait eu Port-Sarrazin et le comte de Melgueil avait même fait frapper de la monnaie avec le portrait de Mahomet pour commercer avec les pays musulmans. Ces gens avaient été convertis de force mais avaient conservé une partie de leurs coutumes ; normalement les filles ne travaillaient pas sur les radeaux, mais quand on manquait de bras tous ceux qui pouvaient pousser étaient requis. C’est pour cette raison qu’ils portaient ces sortes de capuches : on ne pouvait pas savoir si on avait affaire à un homme ou une femme et il valait mieux ne pas essayer de le savoir.

Antoine s’ouvrit de ses sentiments à Bourguignon qui avait la bonne habitude de ne pas se mêler de ce qui ne le regardait pas :

- Il faudrait savoir ce que tu veux mon p’tit père : tailler des pierres, apprendre un bon métier, faire le pèlerinage ou rester ici avec cette fille, vivre dans la crasse, pousser des radeaux minables…

- Oui, oui, tu as raison, bien sûr, mais je ressens des choses qui ne m’étaient jamais arrivées, je n’arrive pas à chasser son image de mon esprit !

- Eh bien, considère que c’est une épreuve que Dieu t’envoie pour voir si tu penses vraiment ce que tu dis, dit Bourguignon sur un ton moqueur.

Antoine resta songeur un moment, pensant à la jeune fille, à tout ce qu’il avait vécu en l’espace de quelques mois, à tout ce qu’il devait faire et courageusement mit la jeune fille dans un coin de son âme : il ne savait même pas son nom, aussi lui donna-t-il le nom de Rose.

 

L a s u i t e

 

 h a u t

copyright Frédéric Laroche 2005

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